« Contes urbains, contre l’enfermement » – Par Saïdou Alcény Barry, Quid.ma

Presse

Parution le 7 janvier 2024
Chroniques

L’ancrage dans le réel de Grand-père Ouidi au Sahel permet aux jeunes lecteurs de trouver familier l’univers du conte même s’il est enchanté, ce qui permet aussi au lecteur plus averti d’y voir une satire de la société africaine contemporaine

Quid.ma

Que dire du recueil de contes « Grand père Ouidi au Sahel » d’Eugène Ebodé, paru aux Editions Africamoude en 2023?

Du conte, ces textes ont la structure en trois temps qui selon Vladimir Propp sont la situation initiale, l’instant de bascule et le retour à la situation initiale ou à une nouvelle situation ; il y a aussi la présence d’un zeste de merveilleux avec les animaux qui parlent, des hommes qui ont pouvoir sur les éléments naturels.

Mais ce que l’auteur apporte de nouveau, c’est d’inscrire cette structure narrative et le merveilleux non pas dans l’univers habituel du conte africain, c’est-à-dire la brousse ou un monde fantasmé mais dans une Afrique contemporaine. C’est une sorte de greffe réussie du patrimoine de l’oraliture dans des récits urbains. On pourrait parler d’un réalisme magique. C’est pourquoi les toponymies existent sur la mappemonde : Bamako, Tombouctou, Dalaba dans la Fouta Djalon, Villepreux en France, etc.  L’âne discute avec des voyageurs et les transporte à l’Aéroport Modibo Keïta de Bamako ; le coopérant Jean-François vient de Villepreux en France ; les goûters sont puisés dans la riche gastronomie française dans Le Petit zèbre qui n’aimait pas ses zébrures.

Tout cet ancrage dans le réel permet aux jeunes lecteurs de trouver familier l’univers du conte même s’il est enchanté, ce qui permet aussi au lecteur plus averti d’y voir une satire de la société africaine contemporaine. Comment ne pas voir dans Samoka, le faiseur de pluie, un élu qui refuse la dévolution du pouvoir et dans le comité des Anciens, une cour constitutionnelle complice du pouvoir, ne serait-ce que par laxisme ? Comment ne pas voir dans le Petit zèbre complexé, toutes ses personnes qui se bousillent la peau à coup de rayons UV pour bronzer ou d’hydroquinone et cortisone pour se dépigmenter. Dans ce texte, le parallèle est évident et même voulu par le vieux conteur.

Il y a aussi le choix de l’auteur de dire le conte et les conditions de sa délivrance : espace, ambiance, protocole. Ce qui donne l’impression au lecteur de participer à une soirée de conte avec sa dramaturgie, les interactions entre le conteur et l’auditoire, les intermèdes et les interruptions du public. En campant l’espace du jeu ainsi que les règles, ce conte matérialise le play et le game de Wittgenstein. Ce qui en fait un théâtre vivant qui se dresse sous la lecture.

Il y a une vraie théâtralité dans ces textes si l’on en croit Barthes :

« Qu’est-ce que la théâtralité ? c’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumières, qui submerge le texte…

A qui s’adresse ces contes ? A tous les publics. Parfois l’écrivain recourt à des expressions rares, ce qui pourrait perdre un jeune public mais en même temps, il suggère que le public peut interrompre le conteur si un mot, une expression ne lui est pas connue. Comme dans le conte Les deux vaches de Jean-François où les enfants demandent ce que signifie « faire l’amour ».

Les valeurs du vivre-ensemble, de la tolérance, de l’amour sont prônées à travers les différents récits dans lesquels on retrouve l’Afrique noire et blanche ainsi que l’Europe. C’est un traité d’humanisme pour jeune public. Un refus de l’enfermement en cette période où dans le monde, on érige des murs et dynamite les ponts.

Avec ce recueil, Eugène Ebodé s’inscrit dans la longue lignée des écrivains-conteurs africains à travers lesquels l’Afrique se raconte tels Léopold Sédar Senghor, Abdoulaye Sadji, Esope et Apulée. Et dans notre ère de l’anthropocène où l’agir humain menace toutes les espèces vivantes de disparition, il jette une passerelle entre l’homme et l’animal en recourant à la thérianthropie du conte africain et promeut ainsi une écologie du vivant où l’homme et la nature vivraient en symbiose.

Par Saïdou Alcény Barry

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